Elle s'appelle Betty et porte les cheveux à la garçonne, comme dans les années folles. Son grain de folie est d'ailleurs sûrement ce qui fait d'elle une femme formidable pour son âge. Alors qu'elle avoisine les 80 ans, elle a l'âme d'une adolescente de 15 ans. Je viens la voir, elle et tous ses compagnons de galère, chaque lundi, mardi et jeudi depuis quelques temps. Parfois, je passe même le reste de mon temps libre ici, à construire des puzzles de 1000 pièces tout en défiant le côté borné de certains. Je n'aurais jamais cru avoir la patience et l'énergie de passer du temps avec des personnes âgées, et pourtant, c'est une des choses les plus enrichissantes qu'il m'ait été donné d'expérimenter jusqu'à présent.
Le lundi matin, je participe à leur classe de remise en forme en tant qu'assistante de l'éducatrice présente ; nous exécutons quelques exercices ayant pour but de garder leurs muscles actifs afin qu'ils ne soient pas frappés par l’arthrose, en autres maladies musculaires. Henry fait parti de ce cours, et je me demande souvent pour quelle raison ; à chaque séance ou presque, il brise un des élastiques que nous utilisons car il a bien trop de force. C'est alors très amusant de remarquer son sourire fier et à demi gêné. La vérité, c'est que ce cher Henry ne vient que dans le but d'impressionner les dames, et en particulier Betty. Il ne m'aura fallu que quelques jours à la pension pour comprendre le manège de ces deux chenapans. Entre regards, sourires, et insinuations coquines, ces deux là sont aussi drôles à voir que deux adolescents qui se cherchent.
Betty a le regard qui pétille lorsqu'elle parle de son passé. Ses souvenirs sont tellement détaillés qu'ils ne semblent pas si lointain. C'est d'ailleurs le cas pour la plupart de ces vieux que je viens visiter. Toujours le lundi, en début d'après-midi, nous jouons aux cartes. Généralement, ce sont des jeux qui visent à faire travailler leur mémoire. En une heure de temps, chacun en vient à raconter des bribes de souvenir à faire briller les yeux de n'importe quelle personne ayant un cœur. Je me rends compte que les personnes âgées ont bien plus de mémoire que notre génération n'en aura jamais. Alors qu'il m'est impossible de me souvenir clairement de ce qu'il m'est arrivé deux années auparavant, il leur est possible de raconter en détails des événements qui se sont produits de nombreuses années en arrière, lorsqu'ils n'étaient encore que de jeunes adultes à la découverte du monde. C'est assez impressionnant.
Le mardi matin se tient un petit cours de musique où je participe de temps à autre. Tous les présents chantent à l'unisson pour accompagner l'éducatrice qui est à la guitare. Ils ne sont parfois pas toujours en rythme, certains chantent faux, d'autres donnent au contraire l'impression d'avoir chanté toute leur vie... mais ils le font tellement tous de bons cœurs que ça réchauffe mon petit cœur.
Le jeudi après midi est le jour des sorties, si les températures sont clémentes bien évidemment. Dans un mini bus, nous partons à la conquête de la ville : bibliothèque, marchés, cafés... Et si le temps ne nous le permet pas, nous restons à la pension et je discute avec certains, construis des puzzles avec d'autres, et bien d'autres choses. J'ai l'impression d'avoir une panoplie de grand-parents pour moi toute seule. Quelque part, cela me rend triste. Je me rends bien compte que je n'ai jamais réellement passé de temps avec mes propres grand-parents. Ou tout du moins, pas assez.
Aussi étrange que cela puisse paraître, chaque visite là-bas me regonfle d'énergie, d'espoir et d'une rage de vivre incroyable. Et je pense que cela va dans les deux sens. Lorsqu'ils m'aperçoivent, Betty et les autres ont le sourire jusqu'aux oreilles. Un sourire pure et sans arrière pensée.